25 & 26 juin 2016
Cathédrale Saint-Sauveur
Aix-en-Provence
Marion Rybaka, soprano
Marie Pons, alto
Benjamin Woh, ténor
Guilhem Worms, basse
Frédéric Isoletta, orgue
Orchestre de chambre de Marseille
Quelques clés d’interprétation
Cette Passion fut écrite pour le Vendredi Saint de l’année 1724 : J.S. Bach occupait depuis un an et demi à peine son nouveau poste de Kappelmeister (Maître de Chapelle) à l'église St Thomas de Leipzig, il voulait sans doute faire impression sur ses commanditaires et son public. Nous savons qu'il essaya au moins quatre versions différentes au cours de sa vie : la version que nous vous présentons est un compendium de ces quatre, réalisée par des musicologues de premier plan.
Nous aimerions également vous livrer ici quelques-uns des secrets intimes, cryptés sous un puissant symbolisme, des méta-messages de la Passion. Mais à qui étaient-ils destinés? Bach pensait-il vraiment que le public de son temps pouvait accéder à la complexité des messages cachés dans son œuvre ? Ou le compositeur désirait-il simplement l’émouvoir, le rendre plus apte à pénétrer en profondeur le mystère de l’Évangile ? Ou même, voulait-il en faire une offrande qui puisse plaire à Dieu lui-même? Voulait-il, peut-être, jongler avec le subconscient de ses auditeurs ? Sans doute un peu tout cela à la fois…
Pour aller un peu plus loin…
Précisons d'abord les trois rôles principaux du chœur : figuratif (N°1 et N° 67) ; commentaire poétique (dévolu aux chorals) ; représentation de certains personnages actifs (foule, grands-prêtres, Juifs, serviteurs).
Laissons-nous ensuite entraîner sur les pas de Bach pour tenter de déchiffrer le symbolisme de cette composition. Dès le premier chœur, les lignes des violons imitent en ondulant le mouvement de la foule qui se presse vers le Golgotha. La tonalité mineure suggère de manière puissante la nuit - la tragédie - alors que les hautbois et leurs fortes dissonances simulent cris de douleur et agonie. Après s'être enfoncées dans une tessiture des plus graves sur "Niedrigkeit" (« abaissement »), les voix bondissent soudain vers le haut sur le mot "verherrlich" (littéralement : « seigneurisé »).
Dans les deux premiers chœurs de foule (N°3 et N°5), l'atmosphère de folie est figurée par une ligne « électrique » et agitée. Celle-ci est jouée par les violons et flûtes qui feront leur apparition à chaque fois que le peuple montrera irrationalité, désordre et effervescence. Les serviteurs demandent à Pierre (N°17) : "N'es-tu pas l'un d'entre eux ?" et scandent le mot "einer" ("l'un")... douze fois! Dans « S'il n'était pas un malfaiteur » (N°23), chaque voix entonne de longues montées chromatiques dissonantes pour signifier une rage croissante. Le passage suivant (N°25) s’avère encore plus explicite avec, à nouveau, la ligne « électrique » des violons déjà entendue mais déformée cette fois-ci. On retrouve cette similitude dans d’autres passages (N°29 et N°3 et N°5). Nous arrivons au "Sei gegrüsset" (« Salut, Roi des Juifs ! », N°34) où nous reconnaissons les rires fous de ceux qui se moquent de Jésus à travers les rapides roulades descendantes de deux hautbois. Au "Kreuzige !" (« Crucifiez-le ! », N°36 ), nous entendons les deux groupes de personnes déjà évoqués – "die Diener und die Hohenpriester » (« les serviteurs et les grands-prêtres ») – qui alternent une lacérante chaîne de fortes dissonances connotant haine et horreur avec le martèlement des syllabes de « Kreuzige».
Plus loin (N°38), les docteurs de la Loi parlent de façon posée et rationnelle, comme le feraient des avocats, du dispositif légal qui contraint à l’exécution de Jésus, dans une fugue stricte, calme et ordonnée, ce qui nous conduit au choral N°40, un point très important dans la structure de la Passion. Ce choral est le point culminant de l'œuvre pour plusieurs raisons.
Vue d’en haut, l’architecture de La Passion prend la forme d'une "colline" : c’est de toute évidence le Golgotha, où se trouve la Croix. De part et d’autre de cette colline, des chœurs jumeaux apparaissent en parfaite symétrie mais avec des textes contrastants : N°34 jumeau de N°50, N° 36 jumeau de N°44, N° 38 jumeau de N°42. Le choral N°40, avec la scène qui suit (N°41 et N°42), est le seul moment de toute l'œuvre en tonalité de Mi majeur, avec quatre dièses à la clé. Il s’agit du moment précis où Jésus est livré à la mort sur la Croix. Or, il se trouve que le chiffre 4 est le chiffre symbolique de la croix, et que le mot "dièse" se dit "Kreutz" en allemand, c’est-à-dire « Croix » ! Donc, dièse = croix = 4 !
A gauche de la colline, (N°34, N°36, N°38) les chœurs n'ont que des bémols à la clé; à droite de la colline (N°42, N°44, N°50) les chœurs n'ont que des dièses (croix) à la clé... mais ces dièses vont en ordre numérique décroissant : 4-3-2... C'est du « cryptage » de haut niveau !
Après ce sommet dramatique de la condamnation de Jésus, nous arrivons à un air de basse avec chœur (N°48) qui mérite une mention spéciale. Ici, au sein d'une marée d'images poétiques, la basse presse les "âmes persécutées", qui demeurent dans une grotte, de s'envoler avec les ailes de la foi, de se hâter vers le Golgotha où la fleur de leur salut fleurit sur la croix : le premier sujet des violons évoque avec clarté le décollage ailé et hâtif de ces âmes.
Le chœur (N° 54), où les quatre soldats disent « Ne la déchirons pas mais tirons au sort à qui elle reviendra (la tunique)», tranche avec l’ensemble de la Passion. Aucune émotion ne semble l’atteindre : Bach signifie ainsi que les soldats demeurent totalement étrangers au drame qui se déroule sous leurs yeux. Ces derniers s’amusent à jouer la tunique aux dés. La musique prend un caractère mécanique, comme celui d’une boîte à musique. Le thème utilise une note répétée six fois (correspondant aux six faces du dé), il est scandé par les quatre soldats - les quatre voix du chœur - l'un après l'autre avec une rigoureuse imitation.
Vers le dénouement
Autre moment crucial de la Passion:
l'air "Es ist vollbracht , «Tout est accompli », derniers mots prononcés par le Christ vivant, "septième parole du Christ en croix", est écrit pour contralto et viole de gambe soliste sur une basse continue. L'instrument dessine une ligne descendante - qui sera reprise par la voix - pour dépeindre la façon dont un mourant parlerait : Bach arrive à nous faire imaginer la voix qui quitte le corps, la tête qui tombe. Une longue tenue de la voix dans le grave sur « Nacht » (Nuit) - « die Trauernacht » (« nuit de tristesse ») -, figure la longueur de la nuit dont les dernières heures arrivent enfin. Sur les mots "die letzte Stunde" (la dernière heure) la montée répétée jusqu'à la limite supérieure du registre de la contralto exprime l'angoisse pressante ressentie au calvaire. Tout à coup, comme dans les hallucinations causées par une grande douleur, tout change : le paysage s'illumine par une modulation en Ré majeur, tonalité brillante associée aux trompettes et timbales, la mesure devient ternaire (associée à la danse), le tempo Allegro, les notes répétées en staccato à la basse et tout l'orchestre s'active. La soliste prophétise avec de longues vocalises guerrières ce qui va se passer par la suite, la victoire finale : "Le héros de Juda triomphe avec puissance". Puis, l’hallucination s’interrompt aussi soudainement qu'elle avait commencé pour revenir à la réalité du moment : « Tout est accompli »
Puis, Bach continue à nous offrir ce banquet d'images et de sensations avec l'air N°60, également pour basse et chœur. Nous entendons ici le fidèle angoissé (basse soliste) qui pose une question directe à Jésus, en lui demandant si tout ce sacrifice a valu la peine, si lui, le croyant (et même « le monde tout entier ») est véritablement sauvé... Alors, une rassurante voix intérieure (le chœur) indique ce qui devrait être la véritable prière, et qui procure la tant désirée sensation de réconfort : « Jésus, toi qui étais mort, tu vis maintenant sans fin… Donne-moi seulement ce que tu as gagné !», la vie sans fin
Dans l’air de Soprano, « Zerfliesse, mein Herze », « Fonds en larmes, mon cœur ! », le timbre sombre du hautbois da caccia, allié à celui de la flûte, évoque le flot de larmes, la détresse ressentie par le fidèle - qui parle à son cœur - face à cette tragédie. Bach recourt à la lointaine tonalité de Fa mineur (curieusement, quatre bémols à la clé), associée aux moments de grand contenu dramatique. Les longues tenues de la soprano dans l’aigu sur "Dem Höchsten" illustrent la formule « le Très-Haut », alors que la basse présente des croches groupées par cinq plus un silence, suggérant peut-être un cœur qui, par instants, s'arrête de battre. Dans la reprise du thème principal, la soprano chante presque sans accompagnement, pianissimo, pour représenter une personne que toute force a délaissée.
Dans la berceuse finale d'adieux au rythme de « passacaglia » (N°67), le narrateur s'adresse non pas à la personne de Jésus mais à ses "ossements sacrés", ossements sur lesquels il n'y a plus lieu de pleurer. C'est à ces ossements sacrés qu'il demande "Emportez-moi (à votre suite) vers le repos", et ensuite, c'est son tombeau, (Grab), où il n'y a plus aucune "peine", (Not), qui « ouvre le ciel et referme l'enfer ». L’orchestre commence seul le refrain, la mélodie principale revenant au hautbois, aux flûtes et aux violons I pendant que les violons II, altos et violoncelles dessinent de grandes lignes mélodiques descendantes qui représentent l’ensevelissement, la mise au tombeau. De longues tenues sur "Ruht wohl" (« Reposez bien ») illustrent le repos et l’immobilité. Elles sont accompagnées par des arpèges descendants chez les basses et préparent une grande montée vers « emportez-moi vers le repos » à la fin du refrain. Puis vient un couplet composé avec un effet a capella qui s’achève par une longue ascension agitée des basses et sopranos sur les mots « ouvre-moi le ciel ! » suivie d’une chute subite sur « referme l’enfer !».
Nous arrivons à l’ultime choral de cette Passion (N°68) où Bach nous dévoile toute la splendeur de son génie. Ce choral parle d'un corps endormi, sans douleur ni peine, dont l'âme a été emportée dans le sein d'Abraham par un petit chérubin, et qui aspire au repos jusqu'au dernier jour. Ensuite seulement éclate la Vision : à ce moment précis, nous voici arrivés à la justification, centre et raison de tout. Nous entendons une explosion de musique bouleversante, rayonnante, resplendissante : "Alors réveille-moi de la mort, que mes yeux Te voient !". C’est l’argument essentiel de la foi chrétienne, l'espoir de la résurrection ! Ainsi Bach nous conduit-il par la main à travers une louange finale, les yeux fixés vers le ciel.
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Nous avons choisi, pour des raisons techniques, de ne pas donner l'air n° 32, aria composée pour ténor, « Erwäge, wie sein blutgefärbterRücken ». Cet air se comprend en association étroite avec l’arioso précédent de la basse « Betrachte meine Seele ». Bach accompagne ces deux morceaux d’instruments très rares, voire inexistants dans la musique d’Eglise : la viole d’amour et le luth. Le texte de ces deux pièces, qui représente une sorte de commentaire sur la flagellation du Christ, est profondément mystique et évoque le « dos rouge de sang » qui devient « le plus bel arc-en-ciel révélateur de la bénédiction de Dieu».
Carlos GÓMEZ-ORELLANA